(entretien réalisé le 25 mars 2011)

Quel est votre regard sur la catastrophe de la centrale nucléaire japonaise ?

La situation qui s'est développée sur la centrale nucléaire japonaise témoigne que l’énergie nucléaire présente un danger énorme pour toute la vie sur Terre.

Les tentatives vaines de réparation rapide et efficace des avaries de plusieurs réacteurs illustrent la faiblesse de l'humanité la radioactivité. L’accident survenu au Japon n'est pas un problème uniquement pour ce pays puisque des quantités énormes d'éléments radioactifs entrent dans l'atmosphère et s'étendent sur toute la planète. C’est toute l'humanité qui souffrira des conséquences de cet accident. Ainsi, une catastrophe sur une centrale nucléaire est une catastrophe non seulement pour un pays, dans ce  cas particulier le Japon, c'est immanquablement une catastrophe mondiale. Il est très  important que cela soit compris par ceux qui prennent des décisions qui sont fatales pour la communauté mondiale.*

Vous avez décrit la dangerosité pour la santé humaine de la contamination de l'environnement produite par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Vous avez  montré comment le déni de cette dangerosité par les autorités en charge de la santé des habitants des zones contaminées avait contribué à une catastrophe sanitaire et démographique. Quels sont, d'après votre expérience, les éléments les plus importants que doivent prendre en compte les autorités japonaises dans le domaine de la santé publique ?

Il y a un élément très important à observer dans la situation créée par la catastrophe de Fukushima : l'intention de cacher l’échelle réelle du désastre. Nous l'avons déjà observé en 1986 lors de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Il en a résulté une détérioration brusque le la santé des personnes qui subissent l'action de la radiation. La méconnaissance de l'impact négatif de l’incorporation de radionucléides dans l’organisme a conduit à une catastrophe démographique dans les régions contaminées du Belarus et de l’Ukraine.

Il est très important que, au vu des connaissances sur l’effet nuisible de l’incorporation d’éléments radioactifs dans l’organisme des gens, les mesures opportunes de radioprotection de la population soient acceptées non seulement au Japon, mais aussi dans le monde.
A cet égard, il faut prêter une attention particulière à la radioprotection des populations soumises durant de nombreuses années à l'impact constant de radionucléides incorporés, et particulièrement à celle des habitants des territoires contaminés par l'accident de Tchernobyl. 
La radioactivité déjà émise la par centrale nucléaire de Fukushima et reçue par les japonais, qui provient tout d'abord d’éléments d'iode radioactifs à demi-vie courte, est un facteur négatif supplémentaire pour la santé.

(à suivre ci-dessous : le premier entretien réalisé le 28 février 2011)

Comment voyez-vous la situation sanitaire aujourd'hui dans les principales régions contaminées par le nuage de Tchernobyl ? (Belarus, Ukraine, Russie)

La situation sanitaire de la population est aujourd’hui tragique. La mortalité dépasse nettement la natalité du fait de l’augmentation permanente du nombre de malades atteints de pathologies cardio-vasculaires et de cancers. Des personnes en âge de travailler meurent. L’exemple le plus frappant est celui du district d’Ivankov de la région de Kiev en Ukraine, le plus proche de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Les indicateurs de santé de ce district témoignent d’une catastrophe démographique et de toutes les conséquences qui en résultent.

Les gens ne sont pas protégés par  des mesures de radioprotection et consomment des aliments contenant des radioéléments. Le système de surveillance de la radioactivité des lieux d’habitation et des aliments, de même que celui de la radioactivité corporelle des habitants de ce territoire, ne fonctionne pas. De plus, dans ce district, les conditions permettant d’assurer les traitements médicaux indispensables aux malades ne sont pas remplies. Il peut en être conclu que les autorités ont ignoré l’impact du facteur radioactif sur la population locale.

Quels sont, d'après vous, les apports les plus importants de vos recherches à la connaissance scientifique et principales découvertes?

On peut distinguer, dans mon travail de chercheur, deux périodes : celle de Grodno et celle de Gomel. Avant d’arriver à Gomel en 1990 (4 ans après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl), je travaillais à l’Institut national de médecine de Grodno et j’étudiais les processus pathologiques dans le système mère-fœtus. Nous étudiions les liens de causalité entre l’apparition de pathologies dans le développement intra-utérin du fœtus et l’influence d’une série d’agents environnementaux, en particulier des anti-vitamines, des agents bactériens, des rayons laser et d'autres facteurs d’origine chimique. Cela a permis de valider l’hypothèse du rôle du système immunitaire dans la régulation de l’activité des organes et des systèmes, dans la formation des structures embryonnaires et dans l’apparition des malformations congénitales nitamment dans l’apparition de troubles immunitaires de l’homéostase dans l’organisme de la mère et du fœtus. Pour ces recherches, j’ai été récompensé avec mes étudiants par le prix scientifique du Komsomol du Belarus.

A l’Institut national de médecine Gomel, sous ma direction, un système d’évaluation globale de l’influence de la radioactivité sur l’organisme humain a été créé. En utilisant les résultats de recherches longues et réitérées cliniques, radiométriques et de laboratoire, ainsi que ceux d’expériences sur des animaux de laboratoire, nous avons montré la capacité des radionucléides Cs-137 incorporés dans l’organisme à provoquer le développement de processus pathologiques, y compris dans les organes et les systèmes vitaux.

De plus, pour la première fois, nous avons révélé la capacité des organes vitaux de l’homme à incorporer ces radionucléides. Le déficit énergétique qui se développe suite à cette incorporation est la cause de changements nécrobiotiques dans les cellules du cœur, du cerveau, de la thyroïde, du foie, des reins et d'autres organes, et bien sûr de l’altération de leur fonction. La corrélation entre gravité et fréquence des pathologies, d’une part, et quantité de radionucléides Cs-137 incorporés dans l’organisme et les organes, d’autre part, a été prouvée.

Nous avons confirmé la capacité de petites doses de radionucléides Cs-137 incorporés à induire des états pathologiques ayant à leur origine une prédisposition génétique, notamment les troubles cardiaques chez les enfants ou les malformations congénitales multifactorielles.

L’évaluation intégrale des changements pathologiques et adaptatifs ayant lieu dans l’organisme sous l’influence des radionucléides Cs-137 a permis de mettre en évidence le syndrome de l’incorporation chronique de radio-isotopes à demi-vie longue (« syndrome of the long-living incorporated radioisotopes », SLIR).

La cardiomyopathie du césium radioactif et le syndrome de l’irradiation toxique du fœtus et du nouveau-né peuvent être considérés comme parties intégrantes du SLIR. Nous avons réalisé une évaluation quantitative de la dangerosité pour l’organisme humain des diverses doses de radionucléides Cs-137. Cela devrait être pris en compte dans les soins médicaux à la population vivant dans les territoires contaminés par l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl.

Nous avons étudié l’influence sur l’organisme des radionucléides incorporés Cs-137. Cette incorporation concerne les organes vitaux, et notamment le cœur, le cerveau, les glandes endocrines, les reins, le foie, les organes reproducteurs. Le césium perturbe le système énergétique des cellules en altérant les structures mitochondriales. L’ensemble des dommages qu’il faut prendre en compte sont provoqués par les effets toxiques sur les structures vivantes du rayonnement ionisant lié à la désintégration des radionucléides, des radionucléides Cs-137 eux-mêmes, mais également de leurs descendants, à savoir le baryum 137 et le baryum stable. Cela explique la gravité de leur influence, différente de celle d’autres agents radioactifs.

En quoi vos travaux vont-ils au-delà des considérations sur les effets de proximité de la radioactivité déjà formulées il y a plusieurs décennies par le spécialiste belge en radioprotection Maurice Eugène André ? Ou de l'effet Petkau, décrit par le Dr Abraham Petkau en 1972 ?

Nos recherches sont étroitement liées à la situation réelle des zones touchées par les conséquences de l’accident nucléaire. Nous avons étudié et étudions l’influence sur l’organisme de l'incorporation de radionucléides Cs-137 aujourd’hui largement présents dans l’environnement. Sans doute, les conclusions relatives aux dangers d’une exposition prolongée de l’organisme à de faibles quantités de ces radionucléides ont surtout une portée pratique. Du point de vue scientifique, nous étudions les mécanismes pathogénétiques qui se trouvent à l’origine de l’apparition de ces effets. La fréquence des défauts décrits dans la population humaine s’élève à environ 50%. Sur la base des données obtenues, je considère que, aujourd’hui, l’une des mesures de prévention des pathologies congénitales est la détection des facteurs environnementaux capables de provoquer l'expression phénotypique de défauts génétiques latents. Le césium radioactif est l’un de ces facteurs, et c’est un facteur très puissant.

La thèse mise en avant par les pro-nucléaire de l’adaptation à l’effet de la radiation est spéculative. Si la radiation était bénéfique à la santé humaine, nous aurions déjà observé ces effets bénéfiques. Dans les faits, nous observons une brusque dégradation de la santé des populations en contact avec les agents radioactifs. Sur le plan de l’évolution, les agents radioactifs anthropiques sont un facteur déstabilisateur. L’ère de la conquête de l’énergie nucléaire s’accompagne d’une augmentation importante du nombre de maladies, y compris de cancers. Il est possible de prévoir une évolution négative de la situation actuelle. Comment peut-on parler d’adaptation ?

Vous semblez considérer que le césium a une toxicité intrinsèque au niveau cellulaire à des doses relativement faibles, perturbant la circulation d'énergie au sein des cellules et tout le système immunitaire. D'après vous, cette toxicité spécifique s'ajoute à la toxicité chimique des métaux lourds comme le césium, et aussi aux effets biologiques strictement liés à la radioactivité

L’effet toxique du césium est lié à sa capacité à perturber les processus énergétiques dans le cycle de Krebs (cycle des acides tricarboxyliques). Lors de perturbations génétiques, le fonctionnement de l’organisme est soutenu par une activité intense des systèmes régulateurs (notamment par le système immunitaire). Même des quantités relativement faibles de radionucléides Cs-137 peuvent perturber cette fonction régulatrice, en abaissant le niveau de production des agents énergétiques, et provoquer des états pathologiques. Les concentrations importantes de Cs-137 incorporé ont un effet toxique même sur un organisme ayant un génome normal. Combinée à celle d’autres agents environnementaux, cette toxicité augmente. Dans l’ensemble de l’effet toxique, il faut prendre en compte l’effet du Cs-137, des rayons gamma et bêta, qui se produisent lors de la désintégration du Cs-137 puis du baryum 137, mais également l’effet du produit final de la désintégration, le baryum stable. Outre la capacité à provoquer des maladies, y compris des cancers, les radionucléides possèdent un effet mutagène.

Que pouvez-vous nous dire de votre projet de Centre d’analyse et de coordination Ecologie et Santé à Kiev ? Du syndicat des liquidateurs ? Comment peut-on les aider ? Comment peuvent-ils nous aider à ce qu'il n'y ait pas davantage de victimes innocentes ?

L’objectif  principal du Centre est la coordination des efforts pour aider les victimes de la radioactivité. Et il ne s’agit pas uniquement des résidents de territoires officiellement reconnus comme contaminés. L’ensemble des populations qui ingèrent des radionucléides avec les aliments peuvent être considérées comme victimes de la radiation. Je suis arrivé à cette conclusion après les longues recherches scientifiques que j’ai réalisées avec mes étudiants et mes collègues à l’Institut national de médecine de Gomel (1990-1999), ainsi qu’après leur analyse et confrontation aux résultats de recherches réalisées par d’autres chercheurs. Le soutien aux projets d’aide aux victimes de la catastrophe de Tchernobyl n’est possible qu’à partir d’une base scientifique. C’est pourquoi le Centre « Ecologie et Santé » se veut tout d’abord une coopération entre professionnels offrant leurs connaissances, leur expérience et leur intellect pour la protection de la vie humaine. Un autre domaine d’activité du Centre est la coordination de projets humanitaires d’aide aux victimes des radiations.

Le projet est basé sur des mesures de radioprotection individuelle et collective de la population, parmi lesquelles le facteur alimentaire joue un rôle premier, car c’est par les denrées alimentaires que la population est aujourd'hui la plus exposée aux agents radioactifs. L’objectif prioritaire du projet est de procurer à la population du district des aliments ne contenant ni agents radioactifs ni polluants perturbant l’organisme humain. Ainsi apparaît la nécessité de mesurer précisément les concentrations de radionucléides présentes sur tout le territoire concerné, dans les aliments consommés par la population et, donc sans aucun doute, dans l‘organisme des habitants.

Il faudra améliorer considérablement les services médicaux du secteur, compte tenu de l’augmentation des pathologies mortelles.

De plus, nous travaillons sur les mesures de radioprotection de la santé maternelle, afin de prévenir l’apparition de malformations congénitales et de maladies graves des nouveau-nés, ainsi que pour prévenir les pathologies cardiovasculaires chez les enfants et les adolescents.

L'Académie des Sciences du Belarus a publié en 2010 un vaste plan de « reconquête » des zones contaminées. Quelle est votre opinion sur ce projet ?

Si les choses continuent à se passer comme elles se sont passées ces 25 dernières années après la catastrophe de Tchernobyl, cela n’apportera que des dommages au peuple bélarusse. Les habitants du pays recevront d’énormes doses de radiation par les aliments... Pour protéger la santé des enfants et des adultes, il faut introduire un contrôle strict de la radioactivité des aliments et obligatoirement modifier très nettement les niveaux de radioactivité admise. Hélas, le plan en question ne l’envisage pas.

Vous écrivez dans votre précédent livre que les nations doivent avoir le courage de refuser le recours à l'énergie nucléaire, tant dans ses applications pacifiques que militaires, que c'est une question de survie à court terme pour l'humanité. Apparemment, le physicien nucléaire Vassili Nesterenko, aujourd'hui décédé dans des condition suspectes, avait abouti à la même conclusion. Comment expliquez-vous cette convergence de vues ? Quels sont d'après vous les principaux obstacles à ce que la voix du bon sens l'emporte ?

Je pense que nous avons fait notre travail honnêtement, en tant que chercheurs, et sans détourner le regard de la réalité actuelle. L’humanité a d’abord utilisé l’énergie nucléaire dans un but militaire. Au sein des grandes puissances, les programmes militaires fondés sur l’usage des armes nucléaires, non seulement n’ont pas cessé avec le temps, mais ont vu, au contraire, leur financement s’accroître. L’énergie appelée énergie nucléaire civile contribue aussi aux programmes militaires. L’humanité n’a pas cessé de penser à une confrontation militaire. Les principes humanistes, la protection de la vie humaine ne sont pas pris en compte et ne sont pas valorisés dans la société. Là réside la cause principale de la situation actuelle.

Dans La philosophie de ma vie, vous écrivez aussi (p. 58) que la catastrophe de Tchernobyl représente une des plus précieuses cartes d'échange dans les relations de pouvoir entre dirigeants de la planète et que la question nucléaire est le pion le plus intéressant dans les relations entre Etats. Pouvez-vous préciser votre pensée à ce sujet ?

Il y a actuellement de nombreux exemples à l’appui de cette thèse que j’ai émise en 2005. L’un d’eux est la construction d’une centrale nucléaire au Belarus tout près de la frontière avec la Lituanie, pays membre de l’Union Européenne. Les négociations traitaient autant et même plus de la sûreté de la centrale pour la population lituanienne, que de l’énergie produite. Dans ce dossier, le gouvernement des Etats-Unis a soutenu le gouvernement bélarusse. Et pourtant la dangerosité de cette construction est évidente pour l’environnement comme pour la population, notamment celle du Belarus et de la Lituanie. Tchernobyl, comme mon exemple le prouve, est aussi un marchandage international : un marchandage entre le gouvernement bélarusse et la communauté internationale a été organisé à l’occasion de mon arrestation, de mon accusation et, par la suite, de ma libération de prison. Dans ce marchandage, les intentions véritables des parties en présence étaient habilement voilées, à savoir que les pouvoirs bélarusses ont reçu le soutien, en particulier financier, de certains représentants du lobby nucléaire, en échange du blocage de mon activité. Mais la solidarité internationale des représentants d’organisations non-gouvernementales de différents pays, en s’opposant à cela, m’a sauvé la vie. On m’a alors proposé de quitter le Belarus en me privant de la possibilité de poursuivre mes recherches sur les effets des agents radioactifs sur la population des régions contaminées. Quelques mois après mon départ, l’étude de la construction d’une centrale nucléaire au Belarus était lancée.  Ainsi, la question nucléaire est bien la question la plus importante dans les relations entre Etats.

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* Entretien réalisé par Roland Merieux, Secrétaire du syndicat d'aide aux liquidateurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl et aux victimes du nucléaire

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pour en savoir plus : Centre d’analyse et de coordination « Ecologie et Santé » www.chernobyl-today.org / « Césium radioactif et processus de reproduction humaine », « Césium radioactif et système cardiovasculaire »  et l’ouvrage collectif : « Tchernobyl, 25 ans après Situation démographique et problèmes de santé dans les territoires contaminés », (Editions Yves Michel  - http://www.yvesmichel.org )